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À la clarté du matin, on procéda à l’évaluation des dégâts. Pour les vies humaines, la cité s’en tirait assez bien. Trois miliciens avaient été tués par balle et une quinzaine étaient blessés. Dans la ville même, une des bombes incendiaires avait grièvement blessé un homme, et une douzaine d’autres personnes, hommes et femmes, avaient péri asphyxiés par la fumée.

Les dégâts matériels étaient sérieux. Toute une partie des bureaux administratifs avait brûlé et la zone d’habitation était partiellement inutilisable, soit à cause du feu, soit à cause de l’eau répandue.

Sous la ville, le mal était plus grave. Bien que la base fût d’acier, une grande partie de la construction était en bois et des sections entières avaient été calcinées. Les galets arrière de la voie extérieure droite avaient déraillé, et une des grandes roues s’était fendue. Il faudrait l’enlever… sans avoir de quoi la remplacer.

Une fois la ville sur la rive nord, le pont avait continué à brûler et rien n’y était récupérable. Nous avions du même coup perdu plusieurs centaines de mètres de nos précieux rails, gondolés et tordus par la chaleur intense.

 

 

Après deux jours passés au-dehors avec les équipes qui récupéraient ce qu’elles pouvaient des rails posés sur la rive sud, je fus convoqué chez Clausewitz.

Je ne m’étais pas encore officiellement présenté à un ancien de la guilde depuis mon retour. À mon idée, le protocole courant des guildes avait été abandonné pour la durée de la crise, et comme je ne voyais pas personnellement le bout de nos difficultés – les attaques ayant causé des retards et l’optimum s’étant encore éloigné – je ne m’étais pas attendu que l’on me rappelât de l’extérieur.

Il régnait parmi les hommes employés au-dehors une humeur inquiétante. À demi désespérés, ils n’en continuaient pas moins à poser les voies en direction du col. L’énergie tranquille que je dépensais lors de mes premières journées à l’extérieur me paraissait bien lointaine. Maintenant, on construisait les voies en dépit de la situation créée par les tooks plutôt que pour satisfaire au besoin qu’avait la ville de survivre en un milieu inconnu.

Dans les équipes des voies, dans la milice, chez les hommes de la traction, il n’était guère question que des attaques. On ne parlait plus de gagner du terrain sur l’optimum ni des dangers que recelait le passé. L’attitude de chacun reflétait l’état de crise que traversait la cité.

Le changement était également visible à l’intérieur.

Les couloirs n’avaient plus leur atmosphère claire, aseptisée, l’ambiance routinière avait disparu.

L’ascenseur ne fonctionnait plus. Dans les passages, nombre de portes principales étaient closes et, en un point, toute la paroi avait disparu – probablement en conséquence de l’incendie – si bien que, en s’y promenant, on voyait l’extérieur. Je me rappelais les récriminations de Victoria, autrefois, et me disais que le secret que les guildes avaient tenté de maintenir dans le passé n’était plus possible.

Le souvenir de Victoria me peinait. Je ne comprenais toujours pas ce qui s’était passé. Dans l’espace de ce qui n’était pour moi que quelques jours, elle avait rejeté l’entente tacite de notre mariage pour poursuivre sa vie sans moi.

Je ne l’avais pas vue depuis mon retour, bien que je me fusse assuré qu’elle était informée de ma présence. Avec la menace extérieure, je n’aurais pas pu la voir, de toute façon, mais il me fallait encore réfléchir à cet aspect de mon existence. La nouvelle qu’elle était enceinte d’un autre homme – on m’avait dit que c’était un administrateur de l’Éducation nommé Yung – ne m’avait pas fait trop mal au début, tout simplement parce que je n’y avais pas cru. Selon moi, une telle situation n’avait pas pu se développer durant le temps que j’avais passé loin d’elle.

J’eus une certaine difficulté à me rendre à la zone des guildes du premier ordre. L’intérieur de la ville s’était transformé de bien des façons.

Partout il semblait y avoir des gens, du bruit et de la crasse. Chaque mètre carré disponible avait été employé pour servir de lieu de couchage et même dans les couloirs, des blessés étaient allongés. On avait abattu des murs et des cloisons et, juste à l’extérieur des quartiers du premier ordre – où se trouvaient précédemment des salles agréablement meublées pour la détente des membres des guildes –, on avait organisé une cuisine de secours.

L’odeur de bois brûlé régnait partout.

Je savais que la ville allait subir une métamorphose fondamentale. Je sentais crouler les anciennes structures des guildes. Bien des gens avaient déjà changé de rôle. En travaillant avec les équipes des voies, j’avais rencontré plusieurs hommes qui se trouvaient pour la première fois hors de la cité, des hommes qui – avant les attaques – travaillaient à la synthèse des aliments, à l’éducation ou à l’administration intérieure. Il était évidemment impossible de recourir à présent à la main-d’œuvre des tooks et il fallait faire appel à tous les bras pour mouvoir la ville. Pourquoi Clausewitz avait précisément choisi ce moment pour me convoquer, je ne le concevais pas.

Il n’était pas dans la salle des Futurs, aussi attendis-je un bout de temps. Une demi-heure, et il n’avait pas encore fait son apparition. Sachant que mes services étaient nécessaires à l’extérieur, je repartis par où j’étais venu.

Je rencontrai Futur Denton dans le passage.

— Vous êtes Mann, du Futur ?

— Oui.

— Nous quittons la ville. Êtes-vous prêt immédiatement ?

— Je devais rencontrer Futur Clausewitz.

— Exact. Il m’envoie à sa place. Savez-vous monter à cheval ?

J’avais oublié les chevaux pendant mon absence.

— Oui.

— Bien. Retrouvez-moi aux écuries dans une heure.

Il entra dans la salle des Futurs.

Avec une heure de liberté devant moi, je me rendis compte que je n’avais rien à faire, personne à voir. Tous mes anciens liens avec la cité étaient rompus… même mes souvenirs de sa forme n’étaient plus conformes à la réalité.

Je me rendis à l’arrière de la ville pour constater en personne l’étendue des dommages causés à la crèche, mais il n’y avait pas grand-chose à voir. Presque toute la superstructure était brûlée ou démolie et les logements des enfants n’existaient plus : on n’y voyait plus que le cadre d’acier de la base de la ville. De là je voyais l’autre côté de la rivière, où avait eu lieu l’attaque. Je me demandai si les tooks recommenceraient. Leur défaite me semblait sévère mais, s’ils nous haïssaient à ce point, un jour ou l’autre ils se reformeraient pour donner un nouvel assaut.

Ce fut alors que le côté très vulnérable de la cité me frappa. Elle n’avait pas été conçue pour repousser une attaque quelconque ; elle se déplaçait lentement ; elle était difficile à manier, construite de matériaux hautement inflammables. Tous les points faibles, les voies, les câbles, la superstructure en bois étaient d’accès facile.

Je me demandais si les tooks soupçonnaient comme il serait aisé de l’anéantir… Il leur suffirait de détruire complètement le matériel de traction, puis d’attendre que le mouvement du sol l’eût emportée lentement vers le sud.

J’y réfléchis quelque temps. Si les gens de l’extérieur ne comprenaient pas la fragilité de la ville, c’était par manque d’information. Les étranges métamorphoses de mes trois compagnes n’avaient sans doute pas été ressenties par elles, subjectivement.

Ici, près de l’optimum, les tooks n’étaient sujets à aucune distorsion perceptible, et les différences entre eux et nous passaient inaperçues. Mais s’ils parvenaient à retenir la ville suffisamment au sud pour qu’on ne puisse la remorquer, ils pourraient juger de l’effet sur ses habitants.

Cependant, pour le moment, la ville était relativement en sûreté. Bordée d’un côté par la rivière et de l’autre par un terrain montant qui ne fournirait aucun moyen de protection aux agresseurs elle occupait une bonne position stratégique.

Avais-je seulement le temps de me procurer des vêtements de rechange ? Je portais les mêmes, nuit et jour, depuis des semaines. Cette pensée me ramena inévitablement à Victoria, à son dégoût de mon uniforme puant après mes sorties au-dehors.

Je retournai me renseigner dans la salle des Futurs. On me dit qu’en temps normal les uniformes étaient faciles à obtenir, mais pas pour le moment. On m’en trouverait un pendant mon absence.

Futur Denton m’attendait quand j’arrivai aux écuries. On me donna un cheval et, sans plus tarder, nous sortîmes de sous la ville pour nous diriger vers le nord.

Le monde inverti
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